PREMIÈRE PARTIE

LA CRÉATURE

CHAPITRE PREMIER

Dhor Bophals avançait d’un pas rapide sur la piste et tenait la créature par la main. Ce qui n’est, d’ailleurs, qu’une façon de dire car la piste était quasi inexistante, et car la créature n’avait, à proprement parler, pas de mains.

À l’horizon, un ciel extraordinaire. D’abord, tout au ras des montagnes à la crête onduleuse, une bande horizontale et étincelante, qui semblait faite d’une feuille d’or plaquée sur la voûte céleste. Cette bande d’une luminosité extrême se fondait insensiblement dans une autre, un peu moins brillante, et qui avait la couleur et la limpidité de l’émeraude. Plus haut, l’espace devenait bleu, un bleu qui, peu à peu, s’assombrissait pour, finalement, virer au noir. Et, dans ce noir, des étoiles de plus en plus nombreuses. Au zénith, elles fourmillaient.

Il y avait aussi deux lunes, assez proches l’une de l’autre. La plus petite d’un vert pâle, avec, par endroits, des taches sombres. La plus grosse, verte elle aussi, et dont la surface, parfaitement unie, faisait penser à ces boules décoratives que l’on suspendait autrefois dans les jardins.

Bophals transpirait. Il faisait assez chaud, et il allait à grands pas. La créature avait une façon toute différente de se mouvoir, mais elle avançait sans effort. C’était même elle, semblait-il, qui obligeait l’homme à marcher si vite.

Ils étaient dans une plaine coupée par quelques accidents de terrain et qui avait la couleur de l’anthracite. Pas d’arbres, pas d’herbe, aucun végétal. Çà et là, des groupes de rochers, de toutes tailles, pleins de reflets. Le silence était total.

La lumière, à l’horizon, avait une qualité particulière, mais indéfinissable. Cela venait sans doute de ce qu’elle émanait principalement de cette bande dorée qui faisait au loin se détacher les montagnes avec autant de netteté que si elles avaient été découpées dans une feuille de métal noir. Le soleil allait se lever, et une grande clarté envahir tout l’espace. Mais la nuit elle-même n’était jamais très obscure. Car dans le ciel que n’encombraient jamais longtemps les nuages, il y avait toujours une ou deux, et même parfois trois, des cinq lunes qui gravitaient autour de la planète.

La piste que suivait l’étrange couple était à peine visible. Un mince ruban à peine plus clair que le sol, et qui, souvent, serpentait entre les rochers pareils à des blocs de charbon. Les plus gros, mais ils étaient rares, avaient la hauteur d’une maison de deux étages. Bophals, parfois, n’apercevait même plus le sentier évanescent.

En fait, c’était la créature qui le guidait.

Le ciel, du côté où le soleil allait se lever, se transformait peu à peu. La bande dorée, de plus en plus étincelante, s’élargissait. La zone d’émeraude gagnait sur la zone de couleur bleue. Plus haut, les étoiles pâlissaient, s’éteignaient. La lumière mettait sur la plaine d’anthracite ou d’obsidienne et, sur les rochers qui, par endroits, la jonchaient, des reflets de plus en plus nombreux.

Il était inexact de dire que Dhor Bophals tenait la créature par la main. En fait, c’était elle qui tenait la main de l’homme avec l’extrémité d’un de ses tentacules qui se terminaient par des doigts longs et minces.

Brusquement, en un point de l’horizon, droit devant eux, l’or du ciel sembla entrer en fusion. Le sommet du soleil venait de paraître. Et une gerbe de rayons violents s’épandit à travers l’espace, chassant les dernières étoiles et estompant un peu les deux lunes. Jusqu’au zénith, tout était maintenant d’un beau vert.

Depuis un moment, Bophals avait mis des lunettes noires. Il aurait préféré ne pas avoir à le faire, car cela lui gâtait un peu la beauté de cette aurore. Mais il sentait que la lumière du lever du jour, sur cette planète, avait quelque chose de virulent. Et, comme il était prudent, il pensait qu’il valait mieux protéger ses yeux.

Un vent léger s’était levé, apportant de la fraîcheur. De sa main gauche, il s’épongea le front. La sueur coulait sous son casque léger.

Bien qu’il eût des soucis pressants et graves, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le spectacle d’une beauté dramatique qui s’offrait à ses regards. Le soleil, maintenant, était plus qu’à demi sorti sur l’horizon. Un soleil jaune, plutôt petit selon les normes terrestres, mais vigoureux, strident, et qui continuait à faire penser à de l’or incandescent. Le contempler sans une protection eût été insoutenable. Même avec des lunettes spéciales, il était impossible de le regarder plus d’une ou deux secondes sans détourner les yeux.

La plaine était maintenant nue et lisse, et l’étroite petite piste mieux visible. Ils ne retrouveraient des rochers épars qu’un kilomètre plus loin. Le sol luisait comme un plan d’eau tranquille, de l’eau profonde et noire. Cette étonnante surface semblait vernissée.

Sous ses doigts, Bophals sentait le tentacule qui lui tenait la main. Un contact légèrement caoutchouteux, duveté, souple, élastique, tiède, vivant. Des frémissements passaient dans cet appendice. Des frémissements faits de modulations subtiles.

L’homme savait que c’était un langage. La créature lui parlait presque constamment. Mais il ne commençait à comprendre que des bribes infimes, comme un aveugle qui, pour la première fois, promène ses doigts sur un texte en alphabet Braille. Un contact malgré tout rassurant, réconfortant.

Bophals avait faim. Une faim qui devenait de plus en plus lancinante. Et il se demandait si, réellement, il pourrait bientôt manger.

Manger. Vivre. Survivre…

De son index, il pianota sur le tentacule dont le frémissement cessa de façon instantanée. Il essayait de demander s’ils allaient bientôt arriver là où ils devaient aller. Le frémissement reprit. La même modulation, deux ou trois fois, avec de brefs intervalles. Bophals n’insista pas. Bophals était maintenant convaincu que cela signifiait : « Je ne comprends pas ». Puis il y eut une modulation différente, brève et presque caressante, que l’homme avait déjà souvent notée, et qui pouvait vouloir dire « confiance », ou « amitié », ou quelque chose de ce genre. Il pianota le mot « ami ». Un très bref frémissement. L’équivalent de « oui ». Il le savait.

Le soleil était enfin totalement sorti de l’horizon, et commençait à monter lentement vers les sommets du ciel. La stridence de son éclat avait déjà légèrement diminué. Et l’air devenait plus frais qu’il ne l’avait été pendant la nuit.

Ils avançaient rapidement. Bophals avait hâte de savoir où la créature le menait. Il n’était pas absolument sûr d’avoir bien compris ce qu’elle lui avait proposé, si ce n’est qu’elle voulait le mener quelque part. Le mot clef, dans les frémissements du tentacule, avait été le mot « manger », un des tout premiers que l’homme avait pu traduire avec certitude. La créature avait faim, elle aussi.

En gros, il avait saisi qu’elle voulait le conduire où ils pourraient se nourrir. À tout hasard, il avait emporté quelques sacs légers.

Où était-ce ? Relativement près ? Ou très loin ? Impossible de le déterminer. Voulait-elle l’amener auprès d’autres êtres de son espèce ? Il n’aurait su le dire. Mais il préférait ne pas trop penser à la situation dans laquelle il se trouvait. Espérer vivre encore le lendemain était un objectif limité, mais son seul objectif.

Ils arrivèrent de nouveau dans un espace parsemé de rochers. Bophals ne cessait de se demander quelle était la nature exacte de ce terrain ingrat. Malgré les apparences, le sol et les rochers n’étaient pas faits de charbon. Plutôt une sorte d’obsidienne très dure. Il regrettait de ne pas avoir fait des études plus poussées en minéralogie et en géologie. Pourtant, les premiers jours, quand il était encore seul, il avait essayé de creuser pour voir s’il ne s’agissait pas d’une carapace assez mince sous laquelle il trouverait de la terre ou des roches plus familières. Mais il ne disposait pas d’outils assez puissants pour effectuer un tel travail, et il y avait vite renoncé.

Une seule conclusion s’était alors imposée à lui : cette planète était déserte et incapable d’engendrer quelque forme de vie que ce fût.

L’hypothèse d’un secours venu de l’espace lui semblait très improbable dans des délais raisonnables, et il envisageait sa propre mort avec assez de sang-froid lorsqu’il avait découvert la créature. Neuf jours plus tôt. Il était déjà sur cette planète aride depuis trois jours. Maintenant, cela en faisait douze…

Les rochers, particulièrement nombreux dans la zone où ils venaient de pénétrer, formaient par endroits de véritables amas qui rendaient la marche difficile. La piste avait pratiquement disparu. Ils ralentirent.

Le soleil continuait de monter dans le ciel – qui formait au-dessus d’eux une belle voûte d’émeraude – et ses rayons devenaient plus supportables. Bophals essayait d’interpréter les frémissements rapides qui se formaient dans le tentacule. La même modulation se répétait. Cela signifiait-il : « Nous approchons du but… », ou bien : « Patience, c’est encore loin… » Dans le doute, il préféra choisir la première hypothèse. Il se sentait très fatigué. Ses jambes devenaient douloureuses, et il commençait à avoir du mal à les lever, bien que la pesanteur, sur ce globe, n’exigeât qu’un minimum d’efforts. Mais la faim le tenaillait.

Bientôt, il éprouva le besoin de se reposer un instant. Il fit halte et s’assit sur un rocher noir. Sans lui lâcher la main, la créature se laissa glisser sur le sol. Toutes sortes de frémissements animaient son tentacule, mais des frémissements presque totalement incompréhensibles. Il reconnut à deux ou trois reprises le mot « manger ». Et il crut comprendre, mais avec moins de certitude, qu’elle lui disait : « Bientôt ».

De nouveau, il se posa la question : « Que vais-je découvrir ? » Il n’était pas possible que la créature fût le seul être vivant sur cette partie de la planète. Et il était infiniment probable qu’elle le menait auprès des siens. Mais sur quelle sorte de « société » allait-il tomber ? De toute évidence, elle était « intelligente », faute de quoi il leur aurait été impossible d’entrer en communication, même sous une forme aussi rudimentaire que l’était encore la leur. Et il avait déjà les preuves qu’elle appartenait à une race inventive. Mais quelle sorte de vie pouvaient bien mener ses représentants sur un monde aussi déshérité ? Où trouvaient-ils les ressources qui leur permettaient de subsister ? Et comment serait-il accueilli ?

Autant de questions qu’il avait tenté de poser à son étrange compagne, mais en vain. Il avait pourtant l’impression qu’elle lui posait, elle aussi, des questions – auxquelles il n’avait aucun moyen de répondre – et que son langage, fait de frémissements, de modulations et aussi de pressions plus ou moins vives du tentacule, était beaucoup plus complexe qu’il ne lui avait semblé tout d’abord.

Complexe, mais pas indéchiffrable, puisqu’ils étaient, malgré tout, parvenus, en neuf jours, à se communiquer une douzaine de notions très élémentaires.

Bophals but quelques gorgées d’eau à la gourde qu’il portait accrochée à sa ceinture. Il souffrait horriblement de la faim depuis vingt-quatre heures. Mais pas de la soif. L’eau ne manquait pas.

Il n’avait vu ni rivière, ni ruisseau, ni source aux alentours de l’endroit où il s’était posé douze jours plus tôt. Mais jamais plus de vingt-quatre heures s’écoulaient sans qu’un nuage passant très vite dans le ciel ne déversât pendant cinq minutes une pluie torrentielle et fraîche qui ruisselait sur le sol et allait se perdre il ne savait où.

Il en avait recueilli le plus qu’il avait pu et en avait une assez grosse provision. S’il lui avait suffi de boire pour ne pas mourir, il aurait subsisté longtemps. Mais l’organisme humain a d’autres exigences.

La créature, elle aussi, buvait et mangeait. Il donna deux petits coups de l’index sur le tentacule pour lui demander si elle voulait s’abreuver. La réponse – une courte modulation – fut non. Ils savaient au moins déjà, tous les deux, se répondre par oui ou par non. Encore fallait-il que la question fût comprise. Et bien peu l’étaient.

Dhor Bophals se sentit un peu mieux après avoir pris quelques instants de repos. Il se leva. Elle l’imita. Et ils se remirent en route vers un but qui, pour l’homme, était toujours indéterminé.

Ils sortirent des enchevêtrements rocheux, retrouvèrent la plaine lisse et luisante. À l’horizon, les montagnes noires changeaient peu à peu de couleur à mesure que le soleil montait dans le ciel. Elles devenaient d’un bleu profond.

Ils approchaient d’un petit archipel de rochers quand le tentacule de la créature eut un frémissement intense et aussi brusque qu’un éclair. Bophals se jeta au sol. Ce frémissement, il le connaissait bien, et il n’y avait pas à hésiter sur le mot qui pouvait le traduire. C’était le mot « danger ».

La créature s’était, elle aussi, aplatie à côté de lui, et il sentait en elle de la peur, une peur qu’il éprouvait lui-même. Trois ou quatre secondes s’écoulèrent, et il perçut une série de crissements légers au-dessus d’eux.

La première fois qu’il avait entendu ces crissements, c’était le jour même de son atterrissage. D’abord, il avait été intrigué. Puis il avait perçu quelques bruits d’impacts sur les rochers voisins. Des fragments de roche noire avaient volé en éclats. Il avait alors compris que ces sons étranges étaient causés par des projectiles. Venus d’où ?

Lorsque cela avait cessé, il avait inspecté les alentours avec ses jumelles, mais sans rien voir qui bougeât ou qui se différenciât du décor habituel qu’il avait sous les yeux. Cela s’était reproduit quelques heures plus tard. Dès le premier crissement, il s’était mis à l’abri derrière un rocher. La fois suivante, le lendemain, il s’était jeté à terre faute de pouvoir s’abriter mieux.

Ce mitraillage incompréhensible l’inquiéta beaucoup. Mais le comportement de la créature, quand il l’eut auprès de lui et que cela se produisit encore, lui donna à penser qu’il devait s’agir de quelque phénomène naturel inexplicable.

Elle semblait elle-même en avoir très peur, mais elle en percevait la venue un bref instant avant que les petits grincements ne se fassent entendre. Et elle avertissait Bophals. La première fois – et avant même qu’il eût compris pourquoi elle agissait ainsi – elle l’obligea presque brutalement à se coucher.

Par la suite, lorsqu’ils avaient commencé à communiquer maladroitement, il avait essayé de savoir quelle était la cause de ce dangereux phénomène. Elle avait compris sa question. Mais la réponse était confuse. Tout juste avait-il pu saisir une modulation qui semblait correspondre au mot « montagne ». Cela venait donc de la chaîne montagneuse qu’ils apercevaient à l’horizon. Mais une telle explication était bien vague…

Bophals sentit la tension de la peur diminuer et disparaître dans le tentacule. Puis il y eut un frémissement presque joyeux qui signifiait : « C’est fini… Nous ne risquons plus rien… »

Ils se relevèrent. Ils savaient que le péril ne se manifesterait pas de nouveau avant plusieurs heures, peut-être même pas aidant le lendemain.

Ils se remirent en mouvement. Il y avait maintenant près de huit heures qu’ils avaient quitté l’endroit que Bophals nommait sa « base », d’où, jusqu’alors, il ne s’était jamais éloigné de plus de deux kilomètres. Ils avaient dû en parcourir vingt-cinq ou trente depuis qu’ils étaient partis, bien avant l’aube.

Rapidement, ils traversèrent la petite zone rocheuse qui était devant eux et surgirent de nouveau sur un terrain parfaitement plat.

À une centaine de mètres, Bophals aperçut une sorte de long talus qui n’avait pas la même couleur noire et brillante que le reste du sol. Un talus jaunâtre qui s’étendait à perte de vue sur la droite et sur la gauche.

Le tentacule s’agita autour de la main de l’homme. Il était parcouru par des ondes rapides.

Bophals avait appris à discerner, mieux encore que les paroles, les sentiments et les émotions de l’étonnante créature qui vivait auprès de lui depuis neuf jours. Il savait deviner quand elle avait peur, quand elle était contente, quand elle était perplexe, quand elle souffrait, quand elle avait faim ou soif, quand elle avait sommeil. Le frémissement qu’il percevait était, à n’en pas douter, un frémissement de joie. Il en déduisit qu’ils étaient maintenant tout près de leur but.

Ils atteignirent le talus, qui n’avait pas plus de deux mètres de hauteur. Il était fait d’une terre jaune, assez molle. Ils le gravirent.

Bophals eut alors une surprise. Ils étaient au bord d’un ravin assez étroit et profond fait de la même terre. Un petit ruisseau y coulait. Il apercevait, de loin en loin, des masses verdâtres, de forme presque sphérique. Mais il savait déjà de quoi il s’agissait.

La créature lui transmettait des modulations qui ne pouvaient que signifier : « C’est ci… Nous y sommes… »

Tout au fond du ravin, il remarqua, çà et là, des ouvertures irrégulières. Étaient-ce des entrées de cavernes ? Était-ce là que vivaient – d’une vie sans doute assez précaire – les semblables de l’être qui était auprès de lui et continuait de lui tenir la main ?

Il se sentait très ému, mais pas positivement inquiet.

Il savait maintenant qu’il y avait de fortes chances pour qu’il survive. Mais il se demandait s’il ne lui faudrait pas passer le reste de ses jours dans ce ravin.